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Spectres d’Europe à l’Opéra du Rhin

par Cathy Chichignoud et Morane Remaud - Ambassadrices Carte culture


Cet automne, le Ballet de l’Opéra National du Rhin a successivement enchanté les salles de spectacle de Mulhouse et Colmar, avant de se produire à l’opéra de Strasbourg. Cent ans après la fin de la première guerre mondiale, il présente deux créations engagées. Celles-ci questionnent le destin de notre continent au travers de son passé et d’une réflexion à la fois politique et poétique. Sous la direction de Bruno Bouché, les danseurs incarnent les Spectres d’Europe dans un spectacle d’une heure quarante scindé en deux pièces, abordant dans un premier temps l’univers mystique des lucioles, puis l’horreur de la guerre. Ces deux tableaux, distincts, dévoilent alors leur plein sens ensemble pour faire éclore les fascinantes figures de la résistance.

La représentation commence par Fireflies, Lucioles en français, création de Bruno Bouché. Il est le directeur de l’Opéra National du Rhin et élabore la pièce aux côtés de Daniel Conrod, écrivain, et Nicolas Worms à la musique. Alors que le spectacle prenait déjà vie dans les couloirs de l’Opéra, sous la forme de figures errantes à l’attitude quasi-fantomatique et aux paroles énigmatiques, l’atmosphère du spectacle enveloppe la salle jusqu’à fixer notre attention sur la scène une fois les portes closes.

Dans la pénombre, un trio de lucioles prend vie et entame une danse gracieuse.  On les devine au-dessus d’une étendue d’eau, dont les reflets s’animent sur leurs visages. De subtils jeux de lumière suggèrent la luminescence des lucioles, qui semblent projeter un halo aux tons froids, souligné par des costumes argentés.

Cependant, cette ambiance paisible est soudain rompue par le surgissement visuel et sonore d’un essaim de lucioles. Elles s’agitent dans l’obscurité, réduites en une multitude de points lumineux qui contrastent avec l’amplitude visuelle que prenait jusqu’alors, les trois danseurs. Celles-ci disparaissent aussi brusquement qu’elles sont apparues, et les entités lumineuses oscillent à présent entre bourdonnement vivifiant et délicatesse, dans une chorégraphie dont le sens nous résiste parfois. Dans une perpétuelle recherche de mouvement plutôt qu’une simple représentation de la forme, le groupe de lucioles se déploie dans des mouvements amples, aériens, gracieux, presque tendres, qui restent mystérieux mais nous laissent entrevoir un univers impénétrable.

Après 20 minutes d’entracte, le ballet laisse place à une mise en scène radicalement différente et nous présente La Table Verte, crée par Kurt Jooss, chorégraphe allemand décédé en 1979. Il s’agit d’une célèbre pièce du courant expressionniste allemand, datant de 1932, dans le contexte de l’entre-deux guerres et alors que l’accession d’Hitler au pouvoir est imminente. Kurt Jooss privilégiait les danses à trame narrative et les thèmes traitant de problèmes moraux.

La chorégraphie se déploie en huit tableaux. Le premier s’ouvre sur une table verte. De part et d’autre de celle-ci, dix danseurs sont figés dans différentes postures. Ils portent des costumes distingués et des masques très caricaturaux. Lorsque la mélodie imaginée par Fritz. A. Cohen retentit, les danseurs se mettent en mouvement et nous laissent deviner un débat entre hommes politiques. La table verte s’apparente presque à une table de jeu, autour de laquelle les politiciens décident du sort du peuple. Les danseurs sont précis, leurs mouvements nets et appuyés. Les personnages quant à eux, sont traités de manière grotesque. On remarque un jeu de rythme, entre les amitiés échangées, les gestes révérencieux qui ne sont qu’hypocrisie et les scènes plus conflictuelles dans lesquelles chacun des hommes désire le pouvoir. Cinq personnages sont disposés de chaque côté de la table suggérant un véritable jeu de miroir entre les deux camps. Des répétitions marquent l’absence d’avancée dans les négociations :  à la fin de cet acte, chacun des hommes tire un coup de pistolet et la guerre est alors déclenchée.

Les tableaux suivants mettent en scène les horreurs de la guerre, dont la mort devient la figure centrale. C’est ce spectre mortel qui donne le titre au programme dans lequel il prend la forme d’un homme à la carrure imposante, dont le visage et le corps sont enduits de peinture noire et blanche. La mort personnifiée agit sur les actions humaines et, comme une machine infernale, semble submerger les personnages les uns après les autres. Leur danse se déploie alors comme un engrenage de souffrance. Loin du schéma sarcastique de la table verte, les tableaux présentent successivement des scènes de douleur, dans une tonalité désormais dramatique : adieux déchirants, atrocité de la guerre, réfugiés, conséquences désastreuses du conflit etc. Les victimes sont multiples et subissent la perte d’êtres chers, avant d’être elles-mêmes emportées par la mort. Cette lente agonie est traduite par des danses d’inspiration macabre et médiévale.

Dans le dernier tableau, nous retrouvons la table verte. La chorégraphie est identique à celle du début condamnant ainsi le cycle infernal des politiques meurtrières engagées par les dirigeants.

 

 « Puisque les lucioles continuent d’exister, il n’y a pas de solution finale. On est tout le temps dans une espèce de mouvement ».

« Est-ce que des artistes d’un ballet européen au 21ème peuvent être cette lumière luminescente, intermittente, cette zone de résistance poétique dans ce monde de plus en plus complexe ? »  Bruno Bouché.

 

Toujours émerveillées à la sortie de l’opéra, nous échangeons longuement et faisons face à nos incompréhensions. Suite à cette discussion, nous entamons quelques recherches afin d’enrichir notre perception de la pièce : sa genèse, les choix du metteur en scène, les messages véhiculés etc. Celles-ci nous conduisent à visionner l’interview de Szenik.eu réalisée par Alain Walther, dans laquelle Bruno Bouché s’exprime sur la conception du diptyque :

Il questionne l’imaginaire des lucioles, en collaboration avec Daniel Conrod, autour du livre La survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman. Cet imaginaire est tiré d’un article de Pierre Paulo Pasolini, « La disparation des lucioles », dans lequel il utilise cette métaphore pour parler d’une culture en perdition. Georges Didi-Huberman, d’accord avec ce constat, critique toutefois le pessimisme de Pasolini. Malgré un monde loin d’être rassurant, il cherche à savoir si les lucioles ont réellement disparues ou si nous ne les voyons plus. C’est peut-être alors cette fragilité et luminescence qui donnent à voir une forme de résistance. Le directeur de l’Opéra décide de mettre sa création, Fireflies, en parallèle avec la Table Verte, pièce qui soulève les enjeux politiques d’une société en péril. Le chaos de la guerre, qui décime les populations, fait alors écho à la métaphore de la luciole comme symbole d’une culture vouée à disparaitre. Toutefois, les deux pièces questionnent l’inéluctabilité de l’extinction de ces sociétés à travers la résurgence de figures résistantes.

 

Cathy Chichignoud et Morane Remaud


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